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Pierre, ou le retour à la terre

Nous roulons en silence et je sais que c’est le souffle de la liberté qui nous emmène au marché.

Voilà des jours et des jours que ce confinement éteint mes envies comme le vent souffle une bougie. Skype fait encore entrer le monde et les amis dans la maison. Seul, le vent papote dans les rues du village, jouant çà et là d’une feuille qui traîne, estourbissant un tourbillon de poussière.  Hors de tout cet arrêt sur image, le printemps émoustillé de soleil rapine les jardins. Ma Jeanne s’active comme elle peut dans ses sillons. Elle sait, sans les mots, que je tourne en rond. Par-dessus le mur, elle m’a tendu des graines de laitue, m’a prêté sa bêche, m’a montré comment faire. Mes mains habituées à tricoter les mots m’ont abandonné à mes pensées fourbues, mais j’y ai trouvé un certain apaisement. Mes nuits s’éternisent comme des jours. J’écris, je rature, je chiffonne, je jette, je tisane. Puis les oiseaux s’ébrouent de chants joyeux annonçant le jour long comme une nuit. Quand j’ouvre les volets, la lumière de la cuisine de Jeanne veille aussi. Je m’étire et je respire. Ces parfums de rosée et de bois mouillé me ramènent à la vie. La brume ouatine l’ombre des arbres et le fantôme des toits. L’air est frais mais la maison a gardé la chaleur douce d’hier. 

Hier ? Quel jour sommes-nous donc ? Ah oui, c’est le jour du marché. Faire du café puisqu’il sera impossible de le partager à « La Santoline ». J’aimais tant y lire mon journal, écouter les conversations, regarder les gens. Finalement, je me sentais faire partie d’eux. Moi qui suis venu me perdre dans la campagne à la recherche d’une certaine solitude, voilà qu’elle me pèserait, la vile félonne, de la savoir contrainte. Chasser les lambeaux des pensées tournoyantes, s’accrocher à ce que je ferai de cette journée ! Tout en serrant ma tasse devant la fenêtre, je la vois qui trottine, qui revient de son poulailler, trois œufs dans ses mains ridées. Elle lève les yeux, me vois et m’appelle.

« Viens, je te donne un œuf. Il est tout frais de ce matin ». 

Elle a le cœur sur la main. Finalement, c’est une gentille sorcière, ma voisine. Elle a la générosité des petites gens ; aussi la fierté. Un jour, je lui ai proposé d’acheter ses œufs. Mon Dieu, l’offense ultime ! Alors, j’ai appris à recevoir avec le sourire. 

« Merci, je vais aller au marché. Faites-moi une liste, je vous apporterai ce dont vous avez besoin.

— Ben, ce qui me ferait plaisir, c’est d’y aller.

— Ce n’est pas prudent Jeanne. Ils le disent à la Télé. Ce n’est pas que je ne veuille pas vous y emmener, ce serait avec plaisir. Vous savez, il faut un masque en plus de l’autorisation de sortie maintenant.

— Et votre machine, elle sait me faire le papier ? Je mettrai un foulard ! Faut que je sorte, que je voie, que je sente ! C’est comme ça… J’ai passé ma vie à être raisonnable, à obéir au doigt et à l’œil, tant pis ! ». 

Elle me regarde avec des yeux qui n’attendent pas d’être contredits. Alors elle sait qu’elle a gagné.

« Allez vous préparer ! ». 

De quel droit lui imposerais-je ma peur, ma peur pour moi, pour elle, pour ce fichu virus, peur de la police, peur pour tout en fait… Elle attend au bout du jardin. Elle a changé de robe, mis sa belle veste et coiffé son chignon.  Il y a quelques jours, j’ai acheté deux masques en tissu cousus par une dame. Je lui en tends un, celui avec les oiseaux et les cerises, il est assorti à son foulard. Elle sourit, ses traits charmants encore.                                                                                                                                            

« Faudra me montrer comment on met ct ’engin là, hein ? » 

Nous roulons en silence et je sais que c’est le souffle de la liberté qui nous emmène au marché. Ce soir, je sais, j’écrirai l’histoire de Jeanne. 

Régine Michaux