Non, elle n’aimerait en voir mourir aucun dans ces temps étranges où même les rites funéraires sont kidnappés par ce maudit virus !
Six heures trente, la sonnerie de réveil du portable. D’un geste, Emilie l’arrête. Laisser dormir les enfants dans la chambre voisine ! Près d’elle, Jérôme grogne en se retournant tandis qu’elle emporte l’appareil dans la salle de bain. Une nouvelle journée difficile s’annonce ! Le petit jour est déjà là, pointant à travers les fentes des volets… A l’extérieur, c’est le concert matinal des oiseaux enfiévrés par les promesses du printemps ; une tourterelle roucoule dans l’arbre voisin : la nature, elle, n’a pas changé même si le monde des humains est devenu fou !
Sept heures quinze, Emilie ferme derrière elle la porte de sa maison encore endormie. Elle marche rapidement dans les rues désertes jusqu’à l’entrée de la Maison de Retraite où elle arrive juste à l’heure pour la relève de l’équipe de nuit. Au moment où elle passe l’entrée, un petit pincement au cœur, comme chaque matin, depuis deux semaines : et si elle transportait quelque part sur ses vêtements, sur ses chaussures, dans ses cheveux, sur sa peau, un spécimen de ce terrible ennemi, si ridiculement invisible, mais qui fait tant de ravages… N’est-il pas caché quelque part dans les replis des tissus, infime, sournois, prêt à se glisser quelque part et à attaquer un de ces pensionnaires âgés, fragiles, sans défenses ?
Emilie lit la même inquiétude dans les yeux de ses collègues qui arrivent et s’équipent l’un après l’autre. Fait exceptionnel, la directrice est là pour les accueillir en cette heure matinale. Quelle nouvelle mesure restrictive va-t-elle leur apporter ? Tout de suite, elle annonce la tenue de deux réunions à 14h et 15h 30 pour l’ensemble du personnel disponible : en Charente, les volontaires d’un Ehpad ont décidé de se confiner avec les résidents 24 heures sur 24, c’est la seule solution pour que le virus reste à l’extérieur … à condition qu’il ne soit pas déjà dans la place !
Personne ne parle, des regards furtifs s’échangent, seules bouillonnent les réflexions intérieures…
Toute la matinée, en accomplissant les tâches habituelles, plateaux et sourires encourageants à distribuer, toilettes et écoutes attentives, habillage et paroles rassurantes, Emilie ressasse dans sa tête les « pour » et les « contre » de la décision capitale à prendre. Bien sûr, elle est avantagée par rapport à d’autres collègues : ses deux ados, Marc et Lucile, seize et treize ans, sont autonomes pour l’école à la maison et Jérôme n’a pas à se déplacer puisque sa société d’assurances lui a demandé de traiter les dossiers en télétravail… D’un autre côté, les résidents, elle les considère un peu comme s’ils étaient ses enfants, depuis vingt ans qu’elle travaille auprès d’eux, des grands enfants dont beaucoup sont presque centenaires, mais si attachants malgré leurs caprices, leurs exigences… Non, elle n’aimerait en voir mourir aucun dans ces temps étranges où même les rites funéraires sont kidnappés par ce maudit virus ! Non, même le vieil Emile qui lui a avoué hier soir avoir renversé son bol de soupe exprès pour qu’elle reste un peu plus longtemps auprès de lui ! Non, même pas Andrée qui a sonné vingt fois dans l’après-midi pour lui répéter qu’elle voulait voir sa fille ! Non, ni Louise, grabataire depuis cinq ans mais avec un si beau sourire… Mais vivre jour et nuit près d’eux ? Et pour combien de temps ? Un mois, deux mois ? Une éternité…
En son for intérieur, sa décision est déjà prise, mais il lui faut l’aval entier des trois êtres chers qui l’attendent à la maison. A l’heure de la pause, les échanges sont vifs sur son portable : pour Jérôme, la réponse tombe comme une évidence, il connaît bien son épouse et le sacerdoce qu’est devenue sa profession. Marc suit assez vite l’exemple de son père et tente d’adopter une attitude adulte et responsable, face aux larmes de sa sœur… Devant le désarroi de sa fille, Emilie s’est sentie ébranlée dans ses convictions. Mais peu à peu, après maintes promesses de se voir et se parler plusieurs fois par jour sur Skype, la petite s’apaise. Quelques instants après, l’aide-soignante peut annoncer aux trois collègues près d’elle qu’elle se porte volontaire pour le projet en cours. Pourvu qu’il y ait suffisamment de personnels qui prennent la même décision pour que l’établissement puisse tourner !…
Marie-Thérèse Laborde